ABD EL KADER À SUEZ

 


Création le 22 juin 2023

L’année 1863 s’est ouverte sous de bons auspices. La tournée de l’ambassadeur anglais, et le langage qu’il a tenu, ont achevé de convaincre les moins crédules qu’aucun obstacle ne ralentira à l’avenir la marche des travaux. Un hôte illustre, dont la présence a été aussi un encouragement pour les ingénieurs et les ouvriers, arrive vers le même temps en Égypte. Abd el Kader débarque le 1er janvier à Alexandrie, et il inspecte les travaux, accompagné de Monsieur Vermont, interprète de a Compagnie. L’émir constate que tout marche avec une régularité admirable, et que l’on ne tardera pas à obtenir de nouveaux résultats. La vallée de Gessen, l’ancienne terre des pâturages, commence à redevenir fertile ; les légumes de France y réussissent à merveille ; le service des hôpitaux va être confié à des sœurs de charité du couvent du Bon-Pasteur, établies au Caire. La supérieure a visité les constructions destinées aux malades, cette où logeront les saintes filles appelées elles-mêmes à prendre leur part à la gloire de l’œuvre, et elles se sont empressées d’accéder à la demande de Monsieur de Lesseps.

 






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Abd el Kader quitte l’Égypte, heureux de ce qu’il a vu, et prend le chemin de la Mecque. Il a adressé à Monsieur de Lesseps, au moment de partir, la lettre suivante :

Louange au Dieu unique !

À Son Excellence le noble de Lesseps, que Dieu assiste constamment de son secours et de son aide.

Généreux seigneur et sage magnanime, lorsque j’ai eu le bonheur de vous voir, le temps m’a manqué pour vous présenter mes devoirs, et pour vous témoigner mes remerciements et ma reconnaissance, à l’occasion des facilités que vous m’avez procurées, pour parcourir le canal maritime dans toute sa longueur, jusqu’au lac Timsah, et pour me rendre au Caire.

Pendant ce voyage, j’ai vu des choses dues à vos idées fécondes, à votre sagesse et à votre sublime conception, choses que 
le grand Alexandre n’avait pu accomplir, ce qui m’a rappelé la vérité du proverbe : «Les anciens ont laissé beaucoup à faire aux modernes ». Pour couper l’isthme entre les deux mers, vous êtes un second Arsmeds, lequel entreprit ce grand travail sous le règne des Césars, qui le continuèrent, afin d’empêcher leurs ennemis de venir jusqu’à eux.

De même, pour faire arriver les eaux du Nil jusqu’à Suez, vous êtes le quatrième de ceux qui ont entrepris ce travail, et qui ont permis aux navigateurs de circuler. Le premier, qui accomplit ce travail fut Totis, un des rois d’Égypte, résident à Memphis, et qui était contemporain d’Abraham. Plus tard, ce canal, qui avait été détruit, fut recensé par Endromanes, l’un des rois grecs après Alexandre.

Détruit une seconde fois, ce même canal fut recreusé de nouveau par Omar-En-Ass, et, grâce à lui, la navigation fut reprise jusqu’à Suez pendant plus de cent trente ans, jusqu’à l’avènement au trône du calife Mansour, des Abbassides, lequel fit combler le canal. Et vous voilà, vous Excellence, le quatrième.

Dieu a voulu vous réserver les deux gloires, et les deux mérites, de creuser à la fois le canal maritime et le canal d’eau douce.

À vous, par conséquent, reviennent la plus grande gloire, et le plus grand mérite ; car, si on vous a précédé dans l’une de ces deux œuvres, personne ne vous a devancé dans l’accomplissement des deux à la fois. À vous donc le mérite unique et le privilège le plus élevé. Aucune personne intelligente ne peut mettre en doute que votre œuvre ne soit un véritable bienfait pour l’humanité, et qu’elle ne soit, en même temps, d’une utilité générale, dont les avantages rejailliront sur la plupart des habitants de la terre, d’une extrémité à l’autre.

Nous prions le Très-Haut de vous faciliter l’achèvement, et de réaliser la jonction des eaux.

Votre dévoué.
Abd-el Kader
Ibn-Mahiev-El-Dine

Le huitième jour avant la fin de Reggeb 1279 (12 janvier 1863)