Création le 14 juillet 2015
À la veille de l’inauguration du dédoublement du canal de Suez, il est important de se remémorer l’extraordinaire aventure qu’a constitué le chantier du canal de Suez, un grand pas pour l’humanité, l’œuvre commune de deux grands Méditerranéens, Ferdinand de Lesseps et Mohamed Saïd, accompagnés des ingénieurs français et du peuple égyptien.
On regardera avec beaucoup d’intérêt deux vidéos retraçant l’histoire du canal. Elles se complètent harmonieusement :
https://www.youtube.com/watch?v=vjiUh326BhI
Pendant quelques années, Lesseps devient exploitant agricole. Dans ses instants de loisirs, il reprend d'anciens dossiers qu'il avait constitués lors de son premier séjour en Égypte, entre 1832 et 1837. Parmi ceux-ci, il y a celui des travaux accomplis dans l'isthme de Suez, et en particulier l'étude faite par l'ingénieur Le Père pendant la campagne de Bonaparte, ainsi que les investigations complémentaires d'un ingénieur français, Linant de Bellefonds. Lesseps se prend d'une passion pour le projet qu'on appelle à l'époque le "Canal des deux mers". Il a même rédigé, en 1852, un mémoire sur la question, qu'il a fait traduire en arabe et remettre au vice-roi d'alors, Abbas-Pacha. Cette première démarche n'a eu aucune suite.
Deux ans plus tard, il apprend qu'Abbas-Pacha vient de mourir et qu'il est remplacé par un des derniers fils de Méhémet Ali, Mohammed-Saïd, qu'il avait bien connu lors de son premier séjour en Égypte. Il lui écrit aussitôt pour le féliciter. Par retour du courrier, Lesseps reçoit de Saïd une invitation à se rendre en Égypte. Le 7 novembre 1854, il débarque à Alexandrie. Il aborde avec le vice-roi le sujet qui lui tient à cœur.
Dans le village arabe se développent des maisons de jeu et des maisons de filles ; les maladies syphilitique se répandent de manière désastreuse parmi la population. Toute « fille » se fait examiner chaque semaine et reçoit une carte. Les «maîtresses de maison » sont responsables de la bonne mise à jour des cartes. On ne compte plus les cabarets, qui rendent impropres les ouvriers au travail le lendemain. Et l’ébriété attise les conflits. Mais la Compagnie se heurte au système judiciaire en vigueur dans le pays. Il n’y a rien concernant les conflits entre nationaux de différents pays.
On peut dire que si les Saint-simoniens rêvaient d’un projet social, Voisin réalise concrètement un projet technique : la réalisation du canal.
L’ÈRE DE LA MÉCANISATION EST OUVERTE
Les entreprises doivent faire preuve de leur capacité d’innovation pour surmonter les difficultés, atteindre les objectifs fixés et respecter les délais. Le contexte est favorable à l’innovation. Le nombre de machines à vapeur se multiplie, la production de fer et d’acier augmente : de 11 000 tonnes produites en France en 1850, on passe à 110 000 tonnes en 1865, ce qui favorise la construction de lignes de chemins de fer dans toute l’Europe. Par ailleurs, une littérature technique se développe. Les hommes de la Compagnie se renseignent sur les techniques en usage par exemple au port de Marseille où les travaux ont des points communs avec ceux à réaliser à Port-Saïd. Réciproquement les excavateurs et dragues utilisés dans l’isthme de Suez deviendront les ancêtres d’une génération féconde.
Faute d’enrochements de qualité, faciles à amener à pied d’œuvre à Port-Saïd, on décide la fabrication de blocs artificiels en mortier de chaux (erreur pour des travaux à la mer) appelés « pierres factices », à l’image d’une digue pour le port d’Alger en 1833 puis en 1840. La production annuelle sera de 6 000 blocs.
L’entreprise Coignet innove en noyant des chaînages en fer dans les fondations du phare de Port-Saïd : c’est l’ancêtre du béton armé !
Les chantiers sont sillonnés de voies ferrées. La puissance des engins de levage passe de 4 tonnes à 40 tonnes. Au total, 78 dragues à vapeur sont construite pour le chantier. Les rendements qu’elles enregistrent sont inimaginables. Quantité de brevets sont pris. Tout cela pour exécuter 74 millions de mètres cubes de terrassement.
En plus, de nombreuses astuces sont utilisées : pour excaver dans les dépressions, comme le dragage est plus efficace que le terrassement à sec, on noie ces dépressions avec l’eau du Nil ! Aux endroits où les terrains sont vaseux, une largeur plus grande du canal et une inclinaison plus douce des talus sont préconisées au prix d’adapter de nouvelles dragues aux couloirs longs nécessaires.
Les mésaventures et les accidents guident les dispositions à prendre ; il faut sans cesse remplacer les pièces usées ou cassées par des pièces neuves. Le sable d’une extrême finesse produit un effet abrasif, les boulons s’usent de manière inégale, Mais dans la partie rocheuse du canal, le travail à sec s’impose, donc il faut quand même utiliser des mulets, des wagonnets et des chameaux.
Les ouvriers sont intéressés aux performances des machines sur lesquelles ils travaillent, ce qui conduit à une grand émulation. D’autre part le directeur local de l’entreprise Borel, Lavalley et Cie n’hésitait pas à « mouiller sa chemise » : "Ils arrivaient à cheval et regardaient ; chacun avait le droit de leur parler et de leur présenter des observations. M. Cotard en prenait note ; M. Lavalley écoutait jusqu’au bout et répondait tout de suite."
Encore un dernier mot sur la mécanique des sols, qui étudie le comportement des terrains qui sont sollicités. En ce qui concerne le canal, quelle pente des berges adopter ? A l’expérience, on passe de 2 pour 1 à 3 pour 1 voir en certains endroits à 5 pour 1. Il n’y a pas beaucoup de théorie dans l’observation de la commission consultative des travaux : « Les talus prendront d’eux-mêmes les inclinaisons qui conviennent à leur nature, dans les conditions où ils sont placés. »
CONCLUSION
Le Canal est inauguré en grande pompe du 17 au 21 novembre 1869. Pour célébrer l’événement, 56 navires transportant les "Têtes couronnées d’Europe" empruntent la nouvelle voie d’eau.
Les deux conditions nécessaires au succès de l’entreprise ont été l’organisation et l’innovation technique dans un lieu inhabité et dans un pays culturellement différent de la France. En août 1868, Voisin et Lavalley sont promus officiers de la Légion d’Honneur.
Le Canal de Suez est l’histoire croisée de l’Égypte et de l’administration des Ponts et Chaussées. Cette histoire a été magistralement racontée par Nathalie Montel. histoire que nous avons particulièrement appréciée en tant qu’ingénieur ETSP.
Trois grandes figures dominent dans cette histoire : De Lesseps, le promoteur, Voisin, l’organisateur, Mohamed Saïd, le chef de l’État hôte. Des iconoclastes ont déboulonné la statue de Ferdinand de Lesseps en s’imaginant qu’il était le représentant des banques et du colonialisme, alors que c’était un visionnaire amoureux de l’Égypte, et sans qui le Canal n’aurait pas existé.
Peuple égyptien, si tu nous lis …
Qui eut dit que le chantier du canal de Suez n’était pas si simple que cela ? Nathalie Montel en a montré le comment et le pourquoi. Ingénieur des Travaux publics de l'État de formation initiale, Nathalie Montel a été, de 1986 à 2000, chargée d'études au sein de différentes directions de l'administration centrale du ministère de l'Équipement.Dans le site de la Revue d’Histoire du XIXème siècle - https://rh19.revues.org/170 - Sylvie Aprile en fait en 1999 un très bon résumé de ce livre.
Ferdinand de Lesseps est plus un «entreprenant » qu’un entrepreneur. Son père, Mathieu, entreprend encore jeune une carrière diplomatique qui devait le conduire dans divers postes consulaires sur les bords de la Méditerranée : Maroc, Libye, Espagne. En 1803 ou 1804, Bonaparte lui confie les fonctions de Commissaire général en Égypte. Avec une grande clairvoyance, Mathieu comprend tout de suite le rôle que pouvait jouer, dans le gouvernement du pays, l'aventurier de génie que fut Méhémet-Ali, le véritable fondateur de l'État égyptien moderne.
Dès l'age de 20 ans, sur les instances de son oncle Barthélemy, Ferdinand de Lesseps fait ses premières armes dans la carrière diplomatique. Aux côtés de son oncle, il est pendant deux ans attaché d'ambassade à Lisbonne. Puis il passe quelque années auprès de son père, chargé d'affaires à Tunis.
Dès l'age de 20 ans, sur les instances de son oncle Barthélemy, Ferdinand de Lesseps fait ses premières armes dans la carrière diplomatique. Aux côtés de son oncle, il est pendant deux ans attaché d'ambassade à Lisbonne. Puis il passe quelque années auprès de son père, chargé d'affaires à Tunis.
En 1832, Ferdinand est nommé en Égypte, en qualité de vice-consul à Alexandrie. À cette époque, Méhémet Ali a déjà transformé son pays, par une politique énergique. Il dote l'Égypte d'institutions modernes, entreprend de grands travaux avec le concours d'ingénieurs et d'administrateurs européens, parmi lesquels les Français tiennent une très grande place. En 1835, Ferdinand de Lesseps est nommé consul général à Alexandrie où il reste encore deux ans. C'est à ce moment que Méhémet Ali lui confie l'éducation d'un de ses plus jeune fils, Mohammed Saïd, avec lequel il s'entend particulièrement bien. Puis il sert de bouc émissaire dans l'échec de négociations et quitte la carrière diplomatique "officielle".
Pendant quelques années, Lesseps devient exploitant agricole. Dans ses instants de loisirs, il reprend d'anciens dossiers qu'il avait constitués lors de son premier séjour en Égypte, entre 1832 et 1837. Parmi ceux-ci, il y a celui des travaux accomplis dans l'isthme de Suez, et en particulier l'étude faite par l'ingénieur Le Père pendant la campagne de Bonaparte, ainsi que les investigations complémentaires d'un ingénieur français, Linant de Bellefonds. Lesseps se prend d'une passion pour le projet qu'on appelle à l'époque le "Canal des deux mers". Il a même rédigé, en 1852, un mémoire sur la question, qu'il a fait traduire en arabe et remettre au vice-roi d'alors, Abbas-Pacha. Cette première démarche n'a eu aucune suite.
Deux ans plus tard, il apprend qu'Abbas-Pacha vient de mourir et qu'il est remplacé par un des derniers fils de Méhémet Ali, Mohammed-Saïd, qu'il avait bien connu lors de son premier séjour en Égypte. Il lui écrit aussitôt pour le féliciter. Par retour du courrier, Lesseps reçoit de Saïd une invitation à se rendre en Égypte. Le 7 novembre 1854, il débarque à Alexandrie. Il aborde avec le vice-roi le sujet qui lui tient à cœur.
Le 30 novembre 1854, Mohamed-Saïd accorde à "son ami Ferdinand de Lesseps le pouvoir exclusif de constituer et de diriger une compagnie universelle pour le percement de l'isthme de Suez et l'exploitation d'un canal entre les deux mers".
Et voilà comment commence l’aventure du Canal. C’est une opération audacieuse et complexe :
• diplomatique - les Anglais et le gouvernement turc sont contre.
• financière - les banques sont contre. Mais la souscription aux actions du Canal déclenche une grande ferveur en France.
• humaine - il faut mobiliser des dizaines de milliers d’ouvrier et les faire travailler « au couffin » dans un désert inhospitalier. D’autre part la « corvée » était d’usage pour des travaux d’irrigation près du domicile des ouvriers, mais pas dans les conditions aussi extrêmes.
• technique - comment déblayer une telle masse de matériaux ? Mais c’est le début de l’ère de la machine à vapeur.
• administrative - avec un siège à Paris et une Direction en Égypte, les relations sont lentes et délicate. Il faut avoir à l’esprit qu’internet n’existait pas !
Le premier obstacle levé - il n’y a pas de différence de niveau entre la Mer rouge et la Méditerranée, deux idées-choc : construire un canal d’eau douce qui amène l’eau du Nil au chantier et construire un mini-canal (la rigole) au flanc du futur ouvrage pour approvisionner les matériaux, etc par bateaux à très faible tirant d’eau.
Et c’est la signature (un peu trop rapide ?) d’un contrat avec l’entreprise Hardon en régie intéressée : l’entrepreneur se rémunère sur les économies faites (par lui ?), ce qui donne lieu à de nombreux abus, par exemple la réduction du salaire des ouvriers, ou de variantes à l’initiative de l’entreprise et au détriment du bon fonctionnement du canal ou des erreurs grossières dans la commande des engins de chantier. De Lesseps laisse faire, jusqu’au moment où le scandale est près d’éclater, ce qui est très mauvais pour les actionnaires. Donc exit Hardon.
Cet échec donne suite à la mise en place et au fonctionnement d’une organisation moderne.
• Réorganisation administrative de la Compagnie du Canal avec un nouveau partage des rôles,
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| Voisin-Bey |
• Mise en place d’un Directeur de Travaux efficace : François Philippe Voisin, polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées. En 1866 le gouvernement égyptien lui décerne le titre de bey, d’où « Voisin-Bey »
• Attribution des marchés par lots, acquisition de machines modernes et efficaces.
Le creusement du canal d’eau douce est repris, ce qui évite d’avoir à transporter l’eau nécessaire à la vie des chantiers à dos de 1 500 chameaux ;
Aussi curieux que cela paraisse, il n’y a pas de carte précise de l’isthme de Suez. Voisin en fait faire une, qui fait connaître que la longueur du canal est de 160 km au lieu des 150 initialement estimés, une correction soigneusement cachée aux actionnaires … et aux détracteurs.
Voisin fait faire aussi un profil géologique, et importe en Égypte les pratiques de gestion des Ponts et Chaussées, extrêmement précises en matière de surveillance de chantier, d’essai de matériel avant réception. Il fait embaucher des cadres issus des Ponts et Chaussées et familiers de la rigueur de gestion qu’il veut instaurer au chantier du canal. À part le charbon et le bois, la majorité des fournisseurs sont français.
L’introduction d’une comptabilité sur le chantier du canal n’a pas été une opération simple, mais plutôt le fruit d’une histoire longue et tumultueuse faite de résistances et de luttes âpres. L’entreprise générale Hardon est fâchée avec la comptabilité. Mieux : elle se moque du coût engendré par les agents de la Compagnie qui font le travail à sa place ! Ce sera une des causes majeures de la résiliation du contrat avec l’entreprise Hardon. Deuxième phase : la Compagnie travaille en régie directe, ce qui permet de supprimer plus d’un abus.
Pour mesurer l’état d’avancement du chantier, il est fait usage de carnets de journées, de tâches, d’attachements, de métrés. Ils sont établis en deux exemplaires, l’un pour les jours pairs, l’autre pour les jours impairs, ce qui permet aux comptables d’exploiter chaque jour le carnet de la veille, sans dérangement. Tout cela pour obtenir des prix de revient sérieux et d’évaluer le coût des travaux restant à réaliser, voir de vérifier si les réclamations de l’entreprise sont justifiées.
En matière d’approvisionnement, on utilise le chemin de fer, propriété de l’État égyptien, aussi bien que le canal d’eau douce qui devient propriété de l’Etat en 1866, ainsi que la « rigole » munie de trois écluses. En 1865, les chameaux de halage sont remplacés par des bateaux à vapeur. Des chevaux de fonction sont attribués aux cadres de la Compagnie. La poste et le télégraphe sont progressivement rétrocédés à l’État égyptien. Des campements sont transformés en villes, telle Port-Saïd en l’honneur du vice-roi d’Égypte. La présence d’une mine de carbonate de chaux permet la fourniture de plâtre à toutes les maçonneries de l’isthme.
Pendant le nivellement, certains opérateurs habitent dans des cabanes flottantes … La ville d’Ismaïlia est créée de toute pièce avec ses quartiers européen, grec, arabe. Les contraintes du chantier poussent à faire de la préfabrication. Quant à la propriété des terrains, le produit de la vente revient à parts égales entre le gouvernement et la compagnie (pour l’usage exclusif de la construction et de l’exploitation du canal).
La santé fait partie des préoccupations de la première heure. Un service de santé est officiellement mis en place dès le mois de janvier 1860. En 1868, il comporte 20 médecins et aides, 55 infirmiers et 8 pharmaciens, sans compter l’aide bénévole des religieuses du Bon Pasteur d’Angers. Mais le choléra se manifeste et frappe même l’épouse de Philippe Voisin. Et avec l’arrivée d'engins sur le chantier, le nombre des accidents augmente. À partir de 1864, le régime de la quarantaine est appliqué à Port Saïd comme aux autres ports d’Egypte.
En ce qui concerne l’application de la police et de la justice, il faut savoir que la violence est presque quotidienne dans l’isthme, en raison particulièrement de l’inimitié entre travailleurs de nationalités différentes, au point de se transformer en champs de bataille, phénomène propre au XIX ème siècle. Outre les délits sur les chantiers, il y a recrudescence des vols dans les villes. Les maisons de prostitution se multiplient.
Pour tenter de mettre de l’ordre, la Compagnie favorise le service des cultes. Des casernes sont construites. Un exemple de rixe : Le cantinier de l’entreprise avait arboré trois drapeaux (français, italien et autrichien). Le drapeau français dominait les autres. On imagine aisément la suite.
• Attribution des marchés par lots, acquisition de machines modernes et efficaces.
Le creusement du canal d’eau douce est repris, ce qui évite d’avoir à transporter l’eau nécessaire à la vie des chantiers à dos de 1 500 chameaux ;
Aussi curieux que cela paraisse, il n’y a pas de carte précise de l’isthme de Suez. Voisin en fait faire une, qui fait connaître que la longueur du canal est de 160 km au lieu des 150 initialement estimés, une correction soigneusement cachée aux actionnaires … et aux détracteurs.
L’introduction d’une comptabilité sur le chantier du canal n’a pas été une opération simple, mais plutôt le fruit d’une histoire longue et tumultueuse faite de résistances et de luttes âpres. L’entreprise générale Hardon est fâchée avec la comptabilité. Mieux : elle se moque du coût engendré par les agents de la Compagnie qui font le travail à sa place ! Ce sera une des causes majeures de la résiliation du contrat avec l’entreprise Hardon. Deuxième phase : la Compagnie travaille en régie directe, ce qui permet de supprimer plus d’un abus.
Pour mesurer l’état d’avancement du chantier, il est fait usage de carnets de journées, de tâches, d’attachements, de métrés. Ils sont établis en deux exemplaires, l’un pour les jours pairs, l’autre pour les jours impairs, ce qui permet aux comptables d’exploiter chaque jour le carnet de la veille, sans dérangement. Tout cela pour obtenir des prix de revient sérieux et d’évaluer le coût des travaux restant à réaliser, voir de vérifier si les réclamations de l’entreprise sont justifiées.
En matière d’approvisionnement, on utilise le chemin de fer, propriété de l’État égyptien, aussi bien que le canal d’eau douce qui devient propriété de l’Etat en 1866, ainsi que la « rigole » munie de trois écluses. En 1865, les chameaux de halage sont remplacés par des bateaux à vapeur. Des chevaux de fonction sont attribués aux cadres de la Compagnie. La poste et le télégraphe sont progressivement rétrocédés à l’État égyptien. Des campements sont transformés en villes, telle Port-Saïd en l’honneur du vice-roi d’Égypte. La présence d’une mine de carbonate de chaux permet la fourniture de plâtre à toutes les maçonneries de l’isthme.
Pendant le nivellement, certains opérateurs habitent dans des cabanes flottantes … La ville d’Ismaïlia est créée de toute pièce avec ses quartiers européen, grec, arabe. Les contraintes du chantier poussent à faire de la préfabrication. Quant à la propriété des terrains, le produit de la vente revient à parts égales entre le gouvernement et la compagnie (pour l’usage exclusif de la construction et de l’exploitation du canal).
La santé fait partie des préoccupations de la première heure. Un service de santé est officiellement mis en place dès le mois de janvier 1860. En 1868, il comporte 20 médecins et aides, 55 infirmiers et 8 pharmaciens, sans compter l’aide bénévole des religieuses du Bon Pasteur d’Angers. Mais le choléra se manifeste et frappe même l’épouse de Philippe Voisin. Et avec l’arrivée d'engins sur le chantier, le nombre des accidents augmente. À partir de 1864, le régime de la quarantaine est appliqué à Port Saïd comme aux autres ports d’Egypte.
En ce qui concerne l’application de la police et de la justice, il faut savoir que la violence est presque quotidienne dans l’isthme, en raison particulièrement de l’inimitié entre travailleurs de nationalités différentes, au point de se transformer en champs de bataille, phénomène propre au XIX ème siècle. Outre les délits sur les chantiers, il y a recrudescence des vols dans les villes. Les maisons de prostitution se multiplient.
Pour tenter de mettre de l’ordre, la Compagnie favorise le service des cultes. Des casernes sont construites. Un exemple de rixe : Le cantinier de l’entreprise avait arboré trois drapeaux (français, italien et autrichien). Le drapeau français dominait les autres. On imagine aisément la suite.
Dans le village arabe se développent des maisons de jeu et des maisons de filles ; les maladies syphilitique se répandent de manière désastreuse parmi la population. Toute « fille » se fait examiner chaque semaine et reçoit une carte. Les «maîtresses de maison » sont responsables de la bonne mise à jour des cartes. On ne compte plus les cabarets, qui rendent impropres les ouvriers au travail le lendemain. Et l’ébriété attise les conflits. Mais la Compagnie se heurte au système judiciaire en vigueur dans le pays. Il n’y a rien concernant les conflits entre nationaux de différents pays.
On peut dire que si les Saint-simoniens rêvaient d’un projet social, Voisin réalise concrètement un projet technique : la réalisation du canal.
L’ÈRE DE LA MÉCANISATION EST OUVERTE
Les entreprises doivent faire preuve de leur capacité d’innovation pour surmonter les difficultés, atteindre les objectifs fixés et respecter les délais. Le contexte est favorable à l’innovation. Le nombre de machines à vapeur se multiplie, la production de fer et d’acier augmente : de 11 000 tonnes produites en France en 1850, on passe à 110 000 tonnes en 1865, ce qui favorise la construction de lignes de chemins de fer dans toute l’Europe. Par ailleurs, une littérature technique se développe. Les hommes de la Compagnie se renseignent sur les techniques en usage par exemple au port de Marseille où les travaux ont des points communs avec ceux à réaliser à Port-Saïd. Réciproquement les excavateurs et dragues utilisés dans l’isthme de Suez deviendront les ancêtres d’une génération féconde.
L’entreprise Coignet innove en noyant des chaînages en fer dans les fondations du phare de Port-Saïd : c’est l’ancêtre du béton armé !
Les chantiers sont sillonnés de voies ferrées. La puissance des engins de levage passe de 4 tonnes à 40 tonnes. Au total, 78 dragues à vapeur sont construite pour le chantier. Les rendements qu’elles enregistrent sont inimaginables. Quantité de brevets sont pris. Tout cela pour exécuter 74 millions de mètres cubes de terrassement.
En plus, de nombreuses astuces sont utilisées : pour excaver dans les dépressions, comme le dragage est plus efficace que le terrassement à sec, on noie ces dépressions avec l’eau du Nil ! Aux endroits où les terrains sont vaseux, une largeur plus grande du canal et une inclinaison plus douce des talus sont préconisées au prix d’adapter de nouvelles dragues aux couloirs longs nécessaires.
Les mésaventures et les accidents guident les dispositions à prendre ; il faut sans cesse remplacer les pièces usées ou cassées par des pièces neuves. Le sable d’une extrême finesse produit un effet abrasif, les boulons s’usent de manière inégale, Mais dans la partie rocheuse du canal, le travail à sec s’impose, donc il faut quand même utiliser des mulets, des wagonnets et des chameaux.
Encore un dernier mot sur la mécanique des sols, qui étudie le comportement des terrains qui sont sollicités. En ce qui concerne le canal, quelle pente des berges adopter ? A l’expérience, on passe de 2 pour 1 à 3 pour 1 voir en certains endroits à 5 pour 1. Il n’y a pas beaucoup de théorie dans l’observation de la commission consultative des travaux : « Les talus prendront d’eux-mêmes les inclinaisons qui conviennent à leur nature, dans les conditions où ils sont placés. »
CONCLUSION
Les deux conditions nécessaires au succès de l’entreprise ont été l’organisation et l’innovation technique dans un lieu inhabité et dans un pays culturellement différent de la France. En août 1868, Voisin et Lavalley sont promus officiers de la Légion d’Honneur.
Le Canal de Suez est l’histoire croisée de l’Égypte et de l’administration des Ponts et Chaussées. Cette histoire a été magistralement racontée par Nathalie Montel. histoire que nous avons particulièrement appréciée en tant qu’ingénieur ETSP.















