ALERTES AU PROCHE ORIENT




Création le 13 octobre 2014

Claude-Youenn Roussel est né en 1943, d'une famille prenant ses racines dans la vallée du Couesnon, Ploujean (29), La Roche-Bernard et Nivillac (56). Lui-même, en raison de sa passion pour la culture bretonne, décida de "se tourner" Finistérien.

Totalement libre en 2002, il se consacre enfin uniquement à ses recherches, la protection du patrimoine de sa commune, et l'écriture, sujets sur lesquels il a accumulé de précieux matériaux depuis 50 années. Il exerce aussi diverses responsabilités dans le domaine littéraire et crée ou structure des salons et est membre de plusieurs jurys. Outre les ouvrages ci-dessous, il est aussi l'auteur de rapports d'archéologie navale destinés à l'Etat et de nombreux travaux de recherche historique dans ce que l'on nomme la "littérature grise". Bien que lauréat de l'académie de Marine et titulaire de divers prix nationaux depuis 1996, il considère n'avoir fait jusqu'à présent que des travaux préparatoires. Pour lui le plat de résistance est à venir !


Quand on lui demande quel est le sens de sa vie, il répond : "À l'ouest !"


(D'après :)

http://www.ecrivainsbretons.org/auteurs/item/437-roussel-claude-youenn.html



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Non, les alertes au Proche-Orient, ce n'était pas en 2014, mais en 1774 !

Comme le fait pertinemment remarquer le vice-amiral Magne, préfacier du livre, l'aventure de la frégate l'AIGRETTE, missionnée par Louis XVI au Proche-Orient pour sauver la colonie française de Saint Jean d'Acre, ressemble étrangement à l'opération Balliste déclenchée en juillet 2006 pour évacuer les ressortissants français et européens du Liban de la zone de conflit entre Israël et le Hezbollah.

L'alliance turque matérialisée sous François 1er par les traités de 1535-1536 connus sous le nom de "Capitulations" a été renouvelée à plusieurs reprises. Ces traités étaient destinés à contrecarrer en Méditerranée l'immense puissance de la "Maison d'Autriche" (alias Charles-Quint). Les Français occupaient ainsi la première place dans les relations commerciales avec l'Empire Turc.

Les Capitulations donnent à la France le "droit de pavillon", ce qui signifie, qu'à l'exception de ceux de Venise, les bâtiments de toutes les nations doivent naviguer sous pavillon français pour commercer avec les territoires de l'Empire ottoman. Plus tard la France obtient le droit de protéger les pèlerins chrétiens se rendant à Jérusalem. Ceci dit, les pirates ne se sont jamais privés de piller les marchandises et d'enlever les personnes de tous âges destinées à devenir esclaves en pays d'Islam.

L'expression "Échelles" provient du latin scala, en provençal "escale" et en français "échelle". Ce n'étaient que des estacades de bois pourvues d'escaliers permettant l'accès aux navires à partir de centres commerciaux. Exemples : Constantinople, Smyrne, Alep, Alexandrette, Lattaquié, Saïda ou Alexandrie. Dans une Échelle chaque communauté habite un quartier spécial, la "contrée" ou khan.

La France exportait des draps, des papiers, de la quincaillerie et importait des cuirs, des laines, des soieries et des épices. Mais elle se heurtait à la concurrence anglaise et hollandaise. Or sont essentiellement les navires français qui chassent les corsaires et à plusieurs reprises bombardent leurs trois bases d'Alger, de Tunis, et Tripoli. Un mémoire nous rappelle que les îles du Golfe Persique fournissaient les plus belles perles … Mais aussi les bâtiments français transportent aussi du fer de Suède, - métal stratégique - sous la protection directe des Turcs.


À propos de la navigation, les menées séculaires de la République de Venise sont peut-être la confirmation de différence entre la marine marchande dépendant des pilotes locaux et celle de guerre qui pratiquait depuis des siècles des relevés restés confidentiels.

Revenons à la frégate l'Aigrette, qui disposait de cartes. C'étaient les fameux Neptunes, accumulés par les capitaines, parfois complètement périmés. Il y avait aussi le "Petit atlas maritime", réalisé alors que Choiseul était ministre de la Marine. Il y avait enfin la carte de la "Méditerranée, côtes 1745, dédiée au comte de Maurepas". Le voyage de l'Aigrette avait aussi pour objectif de préciser ces cartes.

Il ne faut pas confondre la frégate, avec la corvette, bâtiment plus léger : 32 à 46 canons, deux ponts … En 1777, la frégate est définie comme "un navire de guerre, gréé de la même manière que les vaisseaux de ligne, et qui ne diffère d'eux qu'en ce qu'il est plus petit". Quant à la corvette, elle ne dispose que de 20 canons.




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Après le désastre turc contre les Russes à la bataille navale de Chesmé, en 1770, la Russie obtient de multiples raisons pour éventuellement intervenir dans les affaires où et quand il lui semblait bon. Elle gagne aussi le droit de protéger les populations orthodoxes sous la coupe du Sultan … lequel se rapproche de la France, mais pas forcément par sympathie !

Or donc, partie de Brest, avec à bord l'ambassadeur Chénier, père du poète, la frégate l'Aigrette, à l'équipage majoritairement breton, relâche au Maroc, avant de s'élancer vers l'Est. Elle doit organiser la protection des navires marchands  et l'évacuation des ressortissants français, lors de l'attaque de Saint Jean d'Acre par une escadre ottomane commandée par le célèbre Kapitan pacha Hassan venu rétablir les droits du Grand Sultan, aventure dangereuse, où l'or n'est jamais loin du sang.


L'Aigrette n'est pas le seul navire ayant croisé à cette époque au Moyen-Orient, il y a eu la Flèche, la Gracieuse, la Pléïade, la Topaze, la Chimère, la Mignonne, la Sultane, la Sardine, l'Éclair, Le Zéphyr, l'Atalante, l'Hirondelle, l'Engageante, la Flore, la Gracieuse, l'Aurore, et pourquoi pas la Victoire ! Les livres de bord indiquent la manière dont étaient accomplies les différentes missions.

Conclusion provisoire de l'auteur : L'étude, jusqu'en 1775, des rapports franco-turcs et de la navigation au Levant montre la permanence de troubles dans la région.

L'EXPÉDITION DE L'AIGRETTE 1775-1776


Construite au Havre en 1756 sur des plans de J.-J. Ginoux, l'Aigrette était une frégate dite de VIII, d'après le calibre de l'artillerie principale. Les pièces d'artillerie étaient alors désignées selon le poids du projectile exprimé en livres, soit VIII égal huit livres poids. Quarante quatre frégates de cette catégorie ont été construites avant d'être remplacées par des frégates de XII.

D'abord en lutte contre les Anglais, la frégate a 19 ans de service avant l'organisation de la campagne.

"À Versailles le 24 mars 1775,
Sa Majesté ayant fait armer au port de Brest la frégate l'Aigrette dont elle a confié le commandement au sieur de Balleroy, capitaine de vaisseau à qui elle a fait connaître par l'instruction particulière ci-jointe, quel est le service auquel il est destiné. Il verra par celle-ci quelle est la conduite qu'il devra tenir pendant la campagne.
"

La mission de l'Aigrette est restée secrète jusqu'au dernier jour. Le livre décrit dans le détail tout ce qui concerne le personnel : les origines, les grades, les appointements … Tout ceci correspond à la conjonction d'un état-major homogène, qualifié, avec un équipage expérimenté, en un mot la première condition de la réussite de ces missions lointaines où l'initiative de chacun est nécessaire.

Première mission à Salé pour ramener en France l'envoyé du Sultan du Maroc.

Deuxième mission sur la côte palestinienne : l'équipage apprend alors que le navire ne va pas en Amérique, mais au Levant où sévissent la peste endémique et les risques politiques. Arrivé à Malte, le commandant apprend que son navire est astreint à une quarantaine de vingt jours, heureusement bonifiée par la commémoration de la victoire de 1565 où les chevaliers commandés par le Grand Maître Jean Parisot de La Valette ont fait lever le siège de l'île par les Turcs. Encore une escale d'une semaine à Chypre, puis à Saïda en Syrie puis à Alexandrette.




"La ville d'Acre est placée à l'entrée d'une grande baie, peu profonde, dans laquelle les vaisseaux ne trouvent qu'un abri médiocre". 

 


Coups de canons de salutations distinguées … Mais voilà que se présente une escadre commandée par le Captan Pacha qui vient pour s'emparer d'Acre. Les présentations sont plutôt fraiches. Mais Captan Pacha intime au cheik Daher de laisser partir la "nation" (colonie) française, avant de commencer à bombarder la ville. Refus du cheik, âgé de 91 ans, qui a intimé à l'envoyé de Captan Pacha l'ordre de "dégager". Le 21 août, à deux heures de l'après-midi, l'escadre du Grand Seigneur commence à tirer sur la ville. Les forts répondent. Des deux côtés le feu est très lent. Le lendemain, la ville est envahie et pillée pour la deuxième fois en trois mois, le cheik Daher est tué, puis décapité et sa tête est salée, pour être expédiée à Constantinople. Le Captan Pacha est très occupé par la recherche des trésors du cheik qui les a déposés chez un nommé Durand !




Saint Jean d'Acre n'a pas de chance : la ville est prise par les Croisés en 1191, puis par l'expédition de Bonaparte en Egypte en 1799.



Tous les détails sont dans le livre ! Peut-être reste-il encore quelques coffres-forts à Saint Jean d'Acre que le Captan Pachan n'a pas su razzier !

Et la tournée continue. L'Aigrette fait escale à Alexandrie, Chypre, Lacarna, Tripoli, avec une excursion de ses passagers au Mont Liban un vendredi 13 (pour voir les cèdres - quelques-uns des habitants vont même jusqu'à dire que ces arbres ont été plantés par Dieu même !). la petite troupe regrette de ne pas avoir visité Baalbec, "mais il y avait quelque imprudence à nous être avancés, habillés à l'européenne sans armes et en si petit nombre dans ce canton …"

Finalement, les seuls coups de canon (innombrables) qu'ait tirés l'Aigrette ont été des coups "de souveraineté" et de salutation réciproque en entrant dans les ports.

La frégate fait enfin voile vers Toulon, puis Brest. À Malte, la permission est donnée à tous de mettre pied à terre. On est le jour de Noël.


 Port de Malte



Vers Gilbraltar, le temps se gâte : "le temps est très chargé et pluvieux par un fort vent d'Ouest à Ouest-sud-Ouest qui à une heure de l'après-midi a surventé. L'ancre a chassé. Le commandant ordonne de mouiller l'ancre de veille par 13 brasses d'eau, d'embarquer les canots et amener les mâts de hune. La chaloupe s'est crevée et a du rester en dérive …"

Le 5 mars, à huit heures du soir, le milieu de l'île d'Ouessant est relevé. À minuit, le commandant fait tirer quatre coups de canon pour se signaler et que les gardiens allument le feu de Saint Mathieu … À deux heures, la grande voile et la misaine serrées, on mouille par sept brasses de fond en grande rade de Brest avec le sentiment du devoir accompli, en chantant, comme les marins de l'Ile aux Moines :

Et Pis Vl'a l'bout, marionnette, et pis vla le bout, marions-nous !

CONCLUSION DE L'AUTEUR

Après un passé médiéval tumultueux, les relations franco-turques dans la région se sont normalisées à partir des traités conclus par François 1er avec la Porte en 1535. La France cultivera soigneusement cette alliance au moment des grandes crises. Si Istamboul reste relativement fidèle aux accords, ses ressortissants ne se privent pas de jouer un jeu personnel et de faire des accrocs aux contrats.

Le commerce français, profitant des avantages consentis, s'est développé considérablement et a nécessité la protection royale par sa marine. Les attaques permanentes de pirates d'origines diverses, renégats ou autres, ont amené les répliques usuelles, soit l'escorte militaire des convois de navires marchands …

La protection des Chrétiens de toutes origines, à l'exception des Orthodoxes qui jouissaient d'un statut particulier, va durant toute cette longue période rester une attribution majeure des Français …

Les frégates étaient les bâtiments les plus adaptés à ces diverses missions. De nombreux officiers sont passés par cette école qui nécessitait non seulement d'excellentes  connaissances maritimes mais aussi un doigté diplomatique certain, tant les susceptibilités étaient grandes. C'est la raison de ces multiples rappels dans les rapports et mémoires des saluts au canon, donnés et reçus, rappels d'une importance qui, de nos jours, peut paraître excessive. Mais, dans le contexte de l'époque, il s'agissait d'une véritable forme de communication révélant la situation des rapports entre les États. Les instructions données aux commandants de toute nation en reflètent l'importance …

La situation chaotique des relations entre la Porte et ses grands vassaux soucieux d'indépendance, en Afrique du Nord, Egypte, Palestine et Syrie, va perdurer. L'expédition de Bonaparte en Égypte en 1798-1801 va interrompre pendant quelques temps les relativement bon rapports franco-turcs qui duraient depuis deux cent cinquante quatre ans. Bonaparte, devenu Napoléon, les rétablira par l'envoi à Constantinople en août 1806, du général corse Horace François Sébastiani della Porta. L'Angleterre, le 25 janvier 1807, exigea le renouvellement de l'alliance anglo-turque et l'expulsion du représentant français. Sélim III refusa ...

Le démembrement de l'empire turc … s'est révélé pour un temps pas encore écoulé un grave facteur d'instabilité provoquant l'intervention des Puissances et la possibilité de toutes les aventures.


La conclusion de ce livre, publié en 2009, est prophétique.