Il est sorti en 2005, aux éditions "Lignes de repères", un petit livre d'apparence anodine : "les Kurdes - Destin héroïque, destin tragique", mais qui en fait, est un interview de Bernard Dorin, Ambassadeur de France, conseiller d'État honoraire.
Cette immersion dans la guerre de l'Irak contre les Kurdes n'est pas un roman, mais le prélude vécu à une carrière diplomatique brillante, puisque Bernard Dorin a été ambassadeur de France en Haïti, en Afrique du Sud, au Brésil, au Japon puis enfin en Angleterre. Et c'est lui qui a assisté le Général de Gaulle lors du fameux voyage au Québec ( "Vive le Québec libre !" ).
Il était "observateur", les armes à la main,
auprès des combattants kurdes ( peshmerga : celui qui se tient debout devant la mort ), ce qui n'était pas une sinécure :
"J'ai été moi-même sauvé par un Peshmerga à la fin des années 60. Pourchassé par l'armée irakienne, en pleine montagne du Kurdistan irakien, à bout de force et épuisé, je ne pouvais plus marcher en raison de chaussures inadaptées à la montagne. Je ne pouvais aller plus loin. Je dois la vie à un Peshmerga qui a redescendu la montagne pour aller me chercher et m'a donné ses propres chaussures pour me permettre de fuir et d'échapper à mes poursuivants."
Ce qui caractérise l'identité kurde, c'est le sentiment d'appartenir au peuple kurde. Quant à la femme kurde, elle n'est nullement brimée, comme dans d'autres pays musulmans. Parfois même elle prend les armes pour la défense du groupe, et elle n'a pas eu besoin de combler un retard sociologique pour devenir l'égale de l'homme.
Mariage kurde
Le Kurdistan a l'avantage d'être une région arrosée en raison de la présence de massifs montagneux. C'est donc une son agricole, mais sa richesse est le pétrole : les gisements de Kirkouk ont été les premiers à exporter le pétrole du Moyen-Orient. Le Kurdistan d'Irak connaît actuellement un boom économique. Il constitue une exception économique et sécuritaire dans le marasme irakien.
Ce qui fait aujourd'hui la grande difficulté du problème kurde, c'est que les Kurdes sont territorialement séparés entre quatre États ( Irak, Turquie, Iran, Syrie ). Cette séparation territoriale s'est produite dans les années 20, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Auparavant, la grande majorité de la population kurde a été pendant très longtemps sous la domination de l'Empire Ottoman.
LES KURDES EN IRAN ET EN SYRIE
La politique de la République islamique d'Iran a oscillé envers ses huit millions de ressortissants kurdes entre persécutions et relative ouverture. En Syrie, la minorité kurde, de l'ordre de deux millions, est soumise à des politiques discriminatoires et répressives depuis 1960. La politique dite de la "Ceinture arabe" a consisté à déloger les Kurdes de leur région et à les remplacer par des Arabes.
En Iran, la création de la République kurde de Mahabad a été rendue possible grâce au soutien de l'Union soviétique, qui se retire en 1946. Mais le retrait du territoire par les Russe a évidemment entraîné une réaction très vive ( c'est un euphémisme ) du pouvoir iranien provoque la chute de cette République et l'exode particulier du général en chef de l'armée kurde, Mollah Mustapha Barzani.
Les Kurdes d'Iran restent sous occupation militaire iranienne jusqu'à l'exil du Chah. La "révolution islamique" ne leur est pas plus favorable qui leur envoie l'armée régulière et les "gardiens de la révolution" tout en "neutralisant" les chefs de la diaspora par l'intermédiaire de "diplomates".
Quant à elle, la politique syrienne a beaucoup varié : il y a eu des phases de répression et des phases d'accommodement, qui dépendaient de la fluctuation de sa politique extérieure, en particulier vis à vis de l'Irak.
Le sort du peuple kurde peut être illustré par l'un de ses proverbes : "Un homme qui se noie se raccroche à n'importe quoi, serait-ce un serpent".
LES KURDES EN IRAK
L'histoire des Kurdes en Irak est plus mouvementée encore. Le régime déchu de Saddam Hussein a été terrible pour le peuple kurde. Mais maintenant, les Kurdes irakiens vivent dans le seul territoire où ils sont maîtres chez eux dans tout le Moyen Orient.
Le bouleversement de la Première Guerre mondiale et le démembrement de l'empire ottoman ont redessiné la carte du Kurdistan. Ou plutôt ce sont les Anglais qui ont modelé les frontières pour pouvoir bénéficier en sous-main des réserves pétrolières. En 1931, le clan Barzani commence à faire parler de lui. Le 14 juillet 1958, un coup d'état militaire renverse le pouvoir royal irakien. En dépit d'une entente initiale, les dictateurs irakiens successifs provoquent une rébellion kurde qui ne cessera pas. Et les Kurdes sont des guerriers : "Le fusil est ton ami, le poignard est ton frère".
La seconde guerre du Golfe est décidée par les États-Unis pour éliminer Saddam Hussein, qu'ils avaient ménagés à l'issue de la première guerre, tout cela pour de bonnes raisons pétrolières … Les Kurdes constituent victorieusement un "front du nord", avec une aide minimale des Américains, pour ménager la Turquie, membre de l'OTAN.
On peut dire qu'aujourd'hui, la presque totalité du Kurdistan est sous l'autorité pratique des Kurdes. L'Assemblée nationale kurde est maintenant unique. Les Peshmergas tiennent bien en main la majorité du pays. Cet équilibre est à la fois favorable et fragile.
LES KURDES EN TURQUIE
La situation des Kurdes en Turquie est particulièrement préoccupante. Depuis les années 20, Ankarra a mené une politique de répression en pratiquant la "turquisation" de la région. Malgré un retour au calme précaire, les seize millions de Kurdes de Turquie constituent un défi majeur à l'équilibre régional … et un obstacle certain pour la possible candidature turque à l'Union Européenne.
Pourquoi Mustapha Kemal, le fondateur de la Turquie moderne, s'est-il retourné contre les Kurdes ? Le traité de Lausanne de 1923 consacre la victoire de Mustapha Kémal, mais pas une quelconque autonomie pour les Kurdes. S'il a été possible de réduire à leur minimum les minorités arméniennes et grecques, la minorité kurde est trop importante pour être décimée. Celle-ci se révolte par trois fois contre une politique d'oppression. C'est alors que se forme le PKK, indépendantiste, qui se tourne sans succès vers l'URSS. Le caractère totalitaire du PKK le conduit à la violence et aux purges internes.
Après des années de persécution, la Turquie s'est apaisée et développe l'économie de "son" Kurdistan. Faut-il y voir, comme le pense Bernard Dorin, une politique analogue à celle du Général de Gaulle en Algérie, avec son "plan de Constantine" qui n'a pas donné les résultats qu'il aurait pu en attendre ?
ET L'UNION EUROPÉENNE DANS TOUT CELA ?
L'enjeu kurde est trop souvent occulté dans le débat sur l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne. L'Europe se fonde sur des traditions et des valeurs humanistes communes ; la Turquie ne se mettra pas " à niveau" d'ici de nombreuses années, si elle y arrive.
Trois bonnes raisons font face à la demande d'adhésion :
- l'inclusion de la Turquie mettrait les frontières de l'Europe en contact direct avec les zones les plus troublées du Moyen Orient ;
- la "République turque de Chypre" est une création hostile à un des États membres de l'Europe ;
- la "question kurde" ne saurait être une épine au pied de l'Europe, telle qu'elle est actuellement au pied de la Turquie.
Par ailleurs les "Turcosceptiques" avancent plusieurs arguments :
- la Turquie est quasiment un pays asiatique ;
- la démographie turque est "galopante", elle pourrait devenir "écrasante" ;
- la pluralité politique n'est pas entrée dans les faits.
En revanche les Kurdes sont favorables, dans la mesure où ils y voient une amélioration de leur situation.
Quant aux militaires turcs qui tiennent le pays, ils sont très partagés : une adhésion à l'Europe ne les favoriserait pas.
Enfin les peuples d'Europe sont également divisés, comme ils le seraient plus encore si on évoquait l'intégration du Caucase, de la Russie, et mieux du Maghreb … sans parler de la Chine ou des États-Unis !
Ceci étant, rien n'empêche la Turquie de devenir un partenaire parmi les plus importants de l'Europe.
Pour revenir à nos moutons, l'avenir raisonnable des Kurdes, selon Bernard Dorin, c'est d'obtenir dans les pays où ils vivent une liberté suffisante pour obtenir le maintien de leur identité. Plus le temps avance, plus la conscientisation des Kurdes se fait forte. Ils doivent donc obtenir une autonomie culturelle et linguistique s'appuyant sur un territoire déterminé. Un Conseil national kurde pourrait être créé pour coordonner les échanges inter-kurdes. Le peuple kurde a certes été divisé par l'Histoire, mais il est uni dans l'amour farouche de la liberté.
Croquis exécuté par Bernard DORIN