AVENIR DES RELATIONS TURQUIE : UNION EUROPÉENNE

                                                                    Buyuk Ada





Modification 1 le 22 mars 2013


Au delà de la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union Européenne, ces deux entités ont manifestement besoin l'une de l'autre. La Turquie, durant ces dernières années, a connu de profondes transformations, économiques, sociologiques et politiques pendant que l'Union Européenne continuait à se construire dans des conditions compliquées.
 

Comment, du fait de ces évolutions, peut-on voir l'avenir commun de l'Union Européenne et de la Turquie ? Quelles seraient les formes de coopération les plus fructueuses possibles ?
Avec la participation de Kemal DERVIS et en présence de Catherine LALUMIÈRE, Présidente de la Maison de l'Europe de Paris (dont dakerscocode est partenaire officiel), et de Didier BILLION, Directeur adjoint de  l'IRIS, voici le texte de la conférence que Kemal Dervis a bien voulu nous autoriser à ajouter à nos articles de la rubrique "Moyen Orient" de ce site.


http://www.paris-europe.eu/spip.php?rubrique69&marqueur=18 


http://www.iris-france.org/
 

https://plus.google.com/+BrookingsInstitution/posts

Kemal Dervis, économiste et homme politique turc est actuellement vice-président de l'Institution  Brookings de Washington et co-Président du Comité scientifique de l'Institut du Bosphore, ainsi que conseiller de l'Université Sabanci à Istamboul. Après vingt-quatre ans passés à la Banque Mondiale, où il a été Vice-président de 1996 à 2001, il a été nommé ministre turc de l'économie en 2001 où il met en place  d'importantes réformes économiques. Il démissionne en août 2002, rejoint le Parti républicain du Peuple (CHP) et  est élu député d'Istanbul le 2 novembre 2002. Il a fait partie de la Convention constitutionnelle sur l'avenir de l'Europe comme l'un des deux membres représentant le Parlement turc. Il devient Sous-Secrétaire Général de l'ONU et devient Administrateur du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), d'août 2005 à mars 2009.
 



 
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L’Europe et la Turquie, Perspectives d’Avenir
par Kemal Derviş
Brookings Institution et Istanbul Policy Center
Paris, Maison de l’Europe, 21 février, 2013


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Madame la Présidente, chère Catherine, cher Didier, Mesdames et Messieurs les ambassadeurs, chers invités, chers amis,
 

C’est un grand plaisir et un grand honneur pour moi de pouvoir partager avec vous, ce soir, mes pensées sur l’avenir, ou plutôt, les avenirs possibles pour l’Europe et la Turquie. 

L’Europe a été et demeure pour moi une passion, depuis mon adolescence. Passion partagée par ma génération en Turquie, qui a grandi avec le souvenir du fondateur de notre République. Pour vous donner une idée du regard turc sur la Communauté Européenne en 1963, date de signature du Traité d’Association, je vous lis les mots prononcés à cette occasion par Ismet Inonu, le successeur d’Atatürk, alors Premier Ministre :
« La Communauté Européenne est le projet le plus courageux qu’a produit l’intelligence humaine depuis le début de l’histoire ». C’était en 1963 en Turquie, il y a 50 ans.
 

Je pense que le fait qu’Inonu avait vécu comme jeune officier Ottoman les ravages terribles des guerres du début du siècle explique une bonne partie du contenu de cette phrase.
Trois ans plus tard je préparais le Baccalauréat, Académie de Grenoble, et essayais de comprendre comment “l’État Nation”, que je percevais surtout à travers le “Contrat Social” de Jean-Jacques Rousseau, pouvait être rendu compatible avec cette Europe supranationale qui se dessinait à l’horizon. L’État Nation avait eu de grands succès économiques et sociaux, mais il avait aussi mené à de grandes catastrophes.
 

Alors quelle belle aventure intellectuelle et politique pour moi, député d’Istanbul, d’avoir été nommé en début 2003 par le Parlement Turc à la Convention pour une Constitution Européenne à Bruxelles, présidée par Valéry Giscard d’Estaing quelques semaines après que le Conseil Européen ait décidé en décembre 2002, que les négociations d’adhésion à l’Union Européenne avec la Turquie allaient commencer dans un avenir proche. 

Le grand défi pour cette Convention n’était-il pas de concevoir une Constitution qui parvienne à réconcilier les États Nations en Europe avec une Europe des citoyens et une démocratie réellement Européenne ? C’était il y a 11 ans. 

L’Europe, la Turquie, le monde, tout a beaucoup changé depuis.
Aujourd’hui, il ne doit y avoir aucun doute, l’Europe est en crise. C’est vrai que le “Super Mario” Italien installé à Francfort a réussi à renverser la tendance des marchés financiers depuis sa déclaration que la Banque Centrale Européenne ferait “tout ce qui est nécessaire pour sauver l’Euro”, ajoutant, menace à peine voilée envers les spéculateurs tentés de parier contre l’Euro, “ croyez moi, ça sera suffisant”. Mario Draghi - Président de la Banque Centrale Européenne - , avec un peu d’aide des Conseils Européens, a déjoué les calculs de ceux, nombreux surtout parmi les économistes anglo-saxons, qui pariaient contre l’Euro. Et cela sans dépenser un seul Euro ! 

 Mais le taux de chômage dans l’euro-zone frôle les 12 %. La croissance est proche de zéro depuis deux ans et le degré de confiance qu’expriment les citoyens de l’Europe envers l’Union est au plus bas. C’est un symbole de l’époque que nous vivons et le drame d’une mondialisation mal gérée ou gérée au profit des plus nantis, que de voir les marches financiers célébrer, malgré la souffrance des plus vulnérables…
 

Alors pour parler des relations entre l’Union Européenne et la Turquie, je pense qu’il faut d’abord essayer d’expliquer à quelle Europe on pense. Car il est raisonnable de dire que l’Union doit, de façon substantielle, se redéfinir et se réinventer.
Je pense qu’au delà des hauts et des bas des marchés financiers, la croissance et l’emploi dans l’euro-zone requièrent une intégration beaucoup plus poussée que celle qui a existé jusqu’à maintenant. L’embellie des marchés ne doit pas tromper : ils reviennent de niveaux extrêmement bas qui reflétaient la peur d’un effondrement imminent de l’Euro. 


Cette peur a été vaincue pour le moment, a un prix fort en termes d’austérité dans les pays du Sud. Mais il ne faut pas croire qu’une situation est soutenable où, en Espagne, par exemple, le pays emprunte, mettons, à plus de 5 % pour une durée de 10 ans, mais avec une croissance prévue proche de zéro en moyenne, pour les trois prochaines années. Il faut que les taux d’intérêt que doivent payer les pays du Sud se rapprochent de leur croissance à moyen terme, en un mouvement convergent.
 

Pour cela, il faudra que les nouveaux engagements pris lors des divers sommets soient appliqués pleinement dans tous les Etats de l’euro-zone, que les mécanismes qu’ils prévoient soient mis en œuvre par une Commission Européenne qui veille à la discipline budgétaire, mais une Commission qui démontre un souci d’action anticyclique et qui soit pleinement consciente de la différence entre facteurs conjoncturels et structurels. Il faudra aussi aller de l’avant avec l’Union Bancaire, et certaines autres mesures encore à agréer, telles qu’une assurance chômage de base et partielle à l’échelle européenne et une mutualisation partielle dans l’émission de la dette souveraine. 

Et tout ça ne pourra être légitime que si la surveillance démocratique se renforce au niveau Européen, soit par la création d’un sous-groupe “Euro-zone” du Parlement Européen, soit par la création, d’un “Parlement Euro-zone”, avec participation d’Euro parlementaires et députés nationaux, appartenant aux commissions budgétaires et sociales des parlements nationaux. 

Nous voyons aujourd’hui le débat sur l’Union Bancaire : les « technocrates » ont voulu contourner le Parlement Européen en essayant d’ancrer les modalités de cette union bancaire dans un article du Traité qui ne donne qu’un rôle consultatif au Parlement. Et pourtant il est raisonnable de l’ancrer légalement à la partie du Traité qui définit le « marché unique », ce qui nécessite un aval du Parlement Européen.
 

Nous n’avons pas le temps de rentrer dans les détails ce soir, mais sans ce type de progrès institutionnels, je ne pense pas que la crise de l’euro-zone, et, à travers elle, celle de l’Europe, pourra être durablement surmontée. Fin 2012, le niveau du PIB de l’Euro-zone était nettement en dessous de son niveau de 2007. Aux États-Unis, pendant la même période, il a tout de même augmenté de 3 %, en Turquie de 16 %, en Chine de plus de 50 %, au Brésil de 17 %. Et le FMI vient de baisser ses prévisions de croissance pour l’Euro-zone en 2013. Je pense que ce serait une erreur de croire que l’éclaircie considérable des marchés financiers soit suffisante pour permettre à l’euro-zone d’abandonner ses efforts d’intégration plus avancée, y compris dans le domaine social.
 

En prenant acte de cette situation, je pense qu’on peut sérieusement réfléchir à trois scenarios :
• Le premier est un enlisement de l’Europe dans une sorte de crise chronique, un manque de décisions et de mise en œuvre des réformes, par conséquence un accroissement de la désaffection des citoyens envers une Europe qui n’arrive pas à produire des résultats. Les relations entre pays du Nord et pays du Sud de l’Europe deviendraient encore plus tendues, et, lentement, un affaiblissement durable du grand projet Européen serait inévitable. Il faut être réaliste, si le niveau de soutien populaire envers ce projet et ses institutions, diminue d’année en année, on verra peut être même un éclatement de l’euro-zone, et après, de l’Union elle-même.


C’est un scénario qui aurait des conséquences néfastes pour l’Europe et pour le monde. Il faut tout faire pour l’éviter. Je ne pense pas que ce scenario soit probable, mais malheureusement il n’est pas impensable. S’il se produit, une adhésion de la Turquie à une Union qui s’affaiblit et s’effrite, ne serait plus d’actualité.


• Le deuxième scénario est celui d’une Union Européenne qui progresse dans un cadre légal qui demeure largement celui d’avant la crise, mais avec l’euro-zone s’organisant rapidement à l’intérieur de ce cadre en une sorte d’union économique et politique plus avancée, accompagnée d’un succès économique. Les pays qui ne sont pas encore dans l’euro-zone s’y intègreraient dans la décennie à venir, y compris le Royaume Uni. 


Dans ce scénario, ce grand pays déciderait en fin de compte, qu’il ne peut pas rester en dehors de la dynamique Européenne, telle qu’on la verrait à travers l’Union Bancaire et le rôle accru des institutions Européennes dans la politique fiscale et dans la mutualisation partielle de la dette, de peur de perdre toute influence dans l’espace européen, et de ne pas participer à une nouvelle vague de croissance qui serait crée par cette nouvelle phase d’intégration.
 

Un scénario deux-bis, serait un scenario similaire, mais avec la différence que le Royaume Uni décide au contraire de sortir de l’Union : l’Union, le marché unique et la zone euro deviendraient identiques et avanceraient dans la direction de plus d’intégration. Des pays comme la Suède, le Danemark d’une part, la Roumanie et la Bulgarie d’autre part, feraient partie de l’euro-zone.
 

Ce scénario deux ou deux-bis serait aussi celui où la problématique d’adhésion pour la Turquie se poserait dans des termes connus et habituels : adhésion à un ensemble de pays et à un “acquis” Européen clair et net, ou pas d’adhésion. Sauf que l’acquis comporterait une dose plus avancée de partage de souveraineté.
 

C’est un scénario possible, imaginable, peut-être même le plus désirable, mais je pense peu probable.
 

La dynamique politique qui serait nécessaire à ce deuxième scénario est très difficile à créer. D’abord, le Royaume Uni est très loin d’une décision de se joindre à un ensemble dans lequel le partage de souveraineté serait considérablement renforcé. Je ne vois pas le Royaume Uni rejoindre l’euro-zone, quel que soient les détails plausibles de l’architecture que l’on essaye de construire. 

Mais même si on réfléchit en termes du scenario deux bis, donc sans le Royaume Uni, j’ai beaucoup de difficulté aussi à voir la Suède s’intégrer dans cette euro-zone renforcée. D’autre part, ça prendra beaucoup de temps, beaucoup plus que prévu auparavant, pour certains pays de l’Est, tels que la Bulgarie ou la Roumanie, à s’y intégrer. L’euro-zone ne répétera pas l’erreur commise en acceptant la Grèce avant qu’elle ne soit réellement prête. Mais en même temps, je ne vois pas non plus le Royaume Uni ou, à fortiori, la Suède quitter l’Union Européenne. 

Une Europe sans Londres serait “in fine” difficile à concevoir, des deux côtés de la Manche, ainsi qu’à Berlin. Je sais aussi que ce serait un cauchemar pour Washington.

• Alors, quel est le troisième scénario, celui qui, je pense, est le plus probable, et constituerait une avancée importante pour l’Europe ?
 

C’est un scénario où la plupart des pays de l’euro-zone, peut-être même tous les pays qui ont déjà adopté l’euro, progresseraient vers plus d’intégration, mais où il y aurait un deuxième groupe de pays, dont le Royaume Uni et, pour des raisons diverses, d’autres pays comme la Suède, la Roumanie, la Bulgarie, peut être aussi la Serbie, la Bosnie et d’autres pays des Balkans, qui seraient membres de l’Union Européenne, mais pas membres de l’euro-zone, au moins à l’horizon 2030. 

Ces pays feraient partie des institutions européennes telles que le Parlement Européen, la Commission, le Conseil, mais l’euro-zone aurait ses propres institutions ou mécanismes, à l’intérieur des ces institutions à dimension de l’Union. Il n’est pas impensable que la Pologne, aussi, fasse partie de ce groupe.
Au delà de ces deux cercles à l’intérieur de l’Union, il y aurait le voisinage Euro-méditerranéen, des pays ayant des relations de coopération étroites avec l’Union, sans être membres des deux cercles définis plus tôt.
 

Il y aurait donc deux parlements, un pour l’euro-zone et un pour l’Union Européenne entière. Mais comment seraient-ils formés exactement? Il y aurait aussi deux types de Commissaires Européens, certains avec des compétences dans l’euro-zone et d’autres avec des compétences à l’échelle de l’Union ? Ou alors certains Commissaires auraient un « double chapeau ». 

Mais comment exactement serait constituée cette nouvelle Commission à deux composantes? Un modèle qui existe déjà est évidemment celui de “l’EUROGROUPE” formé par les Ministres des Finances de l’euro-zone, seulement, différent de l’ECOFIN, où se retrouvent tous les Ministres des Finances de l’Union. Mais ce n’est pas simple de répliquer ce modèle au niveau de la Commission. La Commission “Union” et la Commission “ Euro-zone” seraient plutôt enchevêtrées l’une dans l’autre, avec un Commissaire-Ministre des Finances de l’euro-zone.
 

Cela devient compliqué et ces complications constituent un réel défi. Mais je ne vois pas comment l’Europe pourra aller de l’avant sans perdre le Royaume Uni et quelques autres membres existants ou prospectifs, si elle n’arrive pas à construire cette nouvelle gouvernance à deux dimensions. Pourtant, je n’envisage pas une Europe purement à la carte : ceux qui connaissent les institutions européennes savent que ça ne pourra pas marcher, si chaque pays a un statut spécifique. 

Cela deviendrait ingérable. C’est là que je diffère de façon profonde de la vision énoncée le 23 janvier par David Cameron, le premier ministre du Royaume Uni, qui a offert une vision d’une « Europe à la Carte », où chaque pays en dehors de l’euro-zone aurait un traité spécifique et à part avec l’Union. Ce serait totalement ingérable. « There cannot be a 28 speed Europe » a réagi Carl Bildt, Ministre des Affaires Étrangères de Suède, pourtant très proche du Royaume Uni, « there would only be a mess ».
 

Mais il est possible, difficile mais possible, d’envisager une architecture avec essentiellement deux groupes de pays, un groupe euro et un deuxième groupe non-euro. Cette architecture devra s’organiser de façon à permettre une intégration de politiques fiscales et sociales de plus en plus forte dans le groupe euro, et un fonctionnement de l’Union et du marché unique qui est compatible avec l’existence d’un groupe non-euro dans l’Union.
 

Une monnaie est une caractéristique fondamentale d’une communauté « politique »: il y aura ceux qui ont, et ceux qui n’ont pas de monnaie commune. Deux groupes, pas 4, 5 ou 6 groupes, pas d’Europe à deux vitesses, car les deux groupes seraient durables, même si le passage d’un pays d’un groupe à l’autre demeurerait tout à fait possible. Pas d’Europe à la carte mais une Union Européenne avec deux composantes fondamentales, la zone euro, espace quasi-fédéral, et les pays membres de l’Union ayant gardés leurs monnaies nationales. 

Les deux groupes constitueraient ensemble le grand marché unique, y compris pour les services. Et ces deux groupes seraient unis par une architecture institutionnelle durable, complexe mais gérable, appuyée sur une légitimité démocratique à travers un rôle renforcé du Parlement Européen, avec deux « étages » qui se réuniraient ensemble et séparément, selon le sujet débattu et le vote requis. Un de ces étages pourrait inclure des députés des Parlements nationaux. Bien que l’architecture et les règles qui la régissent soient durables, un pays de l’Union hors de l’euro-zone, pourrait plus tard la rejoindre, avec un accord mutuel.
 

Cela ne sera pas facile. Ça n’a jamais été facile d’avancer le projet européen. Et il y aura sans doute certaines « spécificités » ou « exceptions temporaires » pour certains pays individuels. Il faudra regarder de très près la relation entre la zone Schengen et l’euro-zone. En tout cas la liberté de travailler partout doit faire partie d’un grand marché unique, bien que le contrôle des frontières puisse rester national pour certains membres de l’Union, pourvu que le contrôle aux frontières nationales n’entrave pas la liberté de travailler et donc d’habiter partout en Europe pour des citoyens d’un pays dans l’Union.
 

Pas facile de décrire tout cela, mais je demande à ceux qui pensent que cette vision ne peut se réaliser, de décrire avec une précision équivalente une autre vision institutionnelle plus probable ou préférable, tout en étant faisable. Celle de David Cameron est bien trop vague, au moins jusqu'à maintenant. Celle de tout simplement continuer avec l’architecture et les institutions existantes n’est pas réaliste non plus et sous-estime les tensions et dangers qui continueraient à menacer l’euro-zone au moyen terme. 

Je sais, évidemment, que de ne rien faire, à moins qu’il y ait une crise aigüe, est souvent la pseudo-solution adoptée par des gouvernements tiraillés entre des pressions immédiates et des opinions publiques contradictoires. Mais la crise nous a apprise que le coût de l’inaction et l’absence d’institutions nécessaires pour gérer une monnaie commune peut être énorme. Il faut répéter que ce coût, ce sont les citoyens les plus vulnérables, surtout des pays du Sud, qui continuent à le payer, malgré l’atmosphère de fête dans les marchés financiers en cet hiver 2013.
 

C’est le moment de profiter de l’accalmie pour régler le fond des problèmes structurels et institutionnels, pas dans la panique et le désordre, mais avec une détermination réfléchie qui pourra produire des résultats durables.
 

Si c’est vers des réformes de fond et un scénario à deux groupes que nous avançons, même si ces deux groupes ne seront pas figés pour toujours, alors la problématique Turco-Européenne doit se redéfinir dans ce cadre d’une réinvention des institutions Européennes. Je ne veux pas du tout parler d’une remise en question de l’adhésion ou des négociations d’adhésion. 

Mais il faut que nous discutions de l’adhésion à quelle Union, car l’Union vers laquelle nous allons, ne sera pas celle qui existe ou celle qui a existé en 2005 quand les négociations d’adhésion ont commencées. Tout en sachant que le présent se transformera en l’avenir de façon probablement plus complexe que je n’ai pu le décrire, je tiens à dire qu’il y a des limites à la complexité, car quand elle devient indéchiffrable pour les citoyens, la démocratie en souffre de façon fatale.
 

Voilà donc la première partie de ma réflexion, qui entrevoit une restructuration essentiellement en deux groupes de l’Union. Des négociations d’adhésion entre la Turquie et l’Union, avec comme objectif, l’adhésion au groupe qui n’a pas de monnaie commune, pourraient avoir une dynamique fondamentalement différente des négociations qui piétinent aujourd’hui, malgré le petit pas positif que constitue le soutien de la France a l’ouverture d’un chapitre.
 

Le degré de partage de souveraineté avec la Turquie serait moindre, et les objections à un partage plus limité seraient aussi moindres, surtout en France et en Allemagne, où ça compte le plus. En même temps, beaucoup des avantages pour l’Europe d’avoir la Turquie dans le grand marché unique, de concevoir une politique de défense et étrangère plus coordonnée, de coopérer plus étroitement dans le domaine de la science et de l’enseignement, de gérer ensemble le problème de la migration et des frontières, seraient réalisables sans avoir la Turquie dans l’euro-zone, mais de l’avoir comme membre de l’Union, au même titre que le Royaume Uni ou la Suède.
 

Il pourrait y avoir certaines « spécificités » très limitées et temporaires qui ont trait à la Turquie ou à d’autres pays. Mais elle serait pleinement membre des nouvelles institutions et du grand marché unique. Cela implique, et il faut le dire clairement, le droit pour les citoyens turcs de travailler partout dans l’Union, bien qu’on puisse tout à fait se mettre d’accord sur une période transitoire longue, ou, mieux, sur un indicateur qui déclencherait la liberté de travailler. 

 Par exemple la période transitoire prendrait fin si pendant trois ans de suite, le taux de chômage en Turquie serait plus bas, et plus bas de deux points de pourcentage, que celui dans l’Union. Par contre, la Turquie resterait durablement en dehors de la zone Schengen, situation qui existe aujourd’hui pour le Royaume Uni. Cela permettrait un contrôle des frontières empêchant des personnes venues en Turquie de pays tiers de pouvoir entrer en Europe sans permis.
Mais je vous dois, ce soir, aussi, mon opinion sur ce qui risque de se passer du côté turc.
 

Si la crise des dernières années aboutit à un rétrécissement de l’Europe et une Union qui finit rapidement par se réduire aux pays d’une euro-zone plus intégrée, donc un groupe seulement, partageant une monnaie et une politique monétaire et fiscale commune, avec le Royaume Uni et d’autres pays qui quittent l’Union, je pense qu’il ne sera pas percevable de continuer à prétendre de part et d’autre que les négociations d’adhésion avec la Turquie puissent continuer, ou plutôt puissent continuer à piétiner. 

Il y aurait trop d’hypocrisie, de manque de transparence dans une telle démarche, avec toutes les conséquences néfastes que le manque d’honnêteté a toujours pour la vie politique et la confiance des citoyens. La Turquie pourrait, et devrait continuer ses réformes, surtout dans le domaine de la démocratie, dans son propre intérêt, mais cela ne sera tout simplement plus possible d’ancrer ce processus dans des négociations avec l’Union qui ne vont nulle part.
 

Une fois cet ancrage, qui a existé depuis des décennies, je dirai même depuis plus d’un siècle, disparu, d’autres dynamiques pourraient se renforcer en Turquie. C’est très difficile de décrire la direction que prendrait la Turquie. Il se peut, si l’on est optimiste, que rien de très grave, ou de déstabilisant, ne se passe. Le pays a une taille suffisante pour être un pays à part, qui entretiendrait de bonnes relations avec l’Union, ainsi que ses autres voisins, qui transforme son accord d’Union Douanière avec l’Union en un accord de libre échange, qui demeure membre de l’OTAN, et qui constitue un pont entre l’Europe, l’Asie et le Moyen Orient. 

Mais il se peut aussi que la disparition durable et complète de la vision d’adhésion à une Europe avec ses institutions, avec ses règles et ses valeurs, avec ses consultations et les amitiés politiques qui s’y forment, avec une présence dans le monde qui reflète le poids d’une des trois plus grandes zones économiques du monde, porte un coup très négatif au développement économique, politique et démocratique de la Turquie.
 

Si la Turquie ne se sent plus un membre actif et apprécié de la famille Européenne, les tentations de devenir un « acteur politique » à l’intérieur du Moyen Orient deviendraient encore plus fortes qu’aujourd’hui, avec tous les dangers que cela implique. Je ne veux pas du tout dire que des relations privilégiées avec son Sud et son Est ne sont pas extrêmement désirables pour la Turquie. Géographiquement et culturellement la Turquie est un « pont » naturel entre le Nord et le Sud, entre l’Est et l’Ouest. 

Mais c’est une chose que de développer des relations de commerce, d’investissement, de tourisme, et d’échanges culturels très intensifs avec le Moyen Orient et de donner un exemple d’un pays à large majorité musulmane, qui est laïque et démocratique, et qui arrive à réaliser une croissance rapide et inclusive, c’en est une autre de s’immiscer dans les affaires politiques internes des pays du Moyen Orient, de commencer à nourrir des chimères néo-impériales, que Mustafa Kemal avait à juste titre bannies des perceptions d’avenir de la République, de devenir l’ami des uns et l’ennemi des autres, ou de croire que des allers-retours diplomatiques entre les États-Unis et la Russie pourraient remplacer l’ancrage dans un avenir Européen. Voilà tous les dangers d’un éloignement de l’Europe.
 

En revanche, si l’Europe évolue vers le modèle institutionnel décrit plus tôt, avec l’euro-zone plus intégrée en son sein, et un deuxième groupe de pays hors de cette zone quasi-fédérale, mais membres de l’Union et de ses institutions renouvelées, un groupe qui pourrait inclure, mettons en 2020, le Royaume Uni, après un referendum positif pour cette Europe-là en 2017, la Suède, la Norvège (devenue membre) peut-être un ou deux pays de plus d’Europe du Nord, et des pays du sud-est européen, tels que la Bulgarie et la Roumanie et peut-être d’autres, alors il y aura une place entière pour la Turquie dans cet ensemble. Il y aurait une Europe à la taille des États-Unis et de la Chine, avec une capacité économique, politique, diplomatique et de défense de tout premier plan.
 

Cette Europe pourrait peser de tout son poids dans les grands choix stratégiques qui se posent à l’humanité, du climat à la régulation de la biotechnologie. Elle réunirait jusqu'à dans ses parlements, des populations à croyances et sensibilités chrétiennes, musulmanes, juives, agnostiques, athées et autres dans un cadre laïque, et avec un respect pour toutes les sensibilités et croyances. 

Elle donnerait au monde un exemple de gouvernance supranationale efficace et flexible, de valeurs démocratiques, de paix et de solidarité sociale, et continuerait à rayonner dans l’espace Euro-méditerranéen et dans le monde entier. Cette Europe pourrait donner l’exemple de comment on peut concilier l’ancrage local, la fidélité et la diversité culturelle et le sens d’une appartenance nationale, avec une gouvernance continentale à plusieurs niveaux, qui reflète les défis d’une économie de plus en plus globale.
 

C’est dans cette perspective là que je vois l’avenir. Je terminerai, comme le fait souvent aussi mon ami Pascal Lamy, avec deux des dernières phrases de Jean Monnet, dans ses Mémoires :
« Nos peuples doivent apprendre à vivre ensemble sous des règles et des institutions communes librement consenties s’ils veulent atteindre les dimensions nécessaires à leurs progrès et garder la maitrise de leur destin ... La Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain »


Je vous remercie pour votre attention et j’espère avoir pu proposer une piste propice à un débat constructif.