

Création le 21 juin 2012
Nous avons le plaisir de vous proposer le texte de la conférence donnée par Bernard Dorin, Ambassadeur de France et Conseiller d'État honoraire pour l'association ARRI (Réalités et Relations Internationales).
Bernard Dorin est également membre de l'Académie des Sciences d'Outre-mer.
Bernard Dorin est également membre de l'Académie des Sciences d'Outre-mer.
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Voilà un sujet délicat qui suscite des passions. Il convient donc d'essayer d'avoir un discours équilibré entre partisans et adversaires de l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne.
L'imagination populaire attribue trois caractéristiques au Turc :
• La force (musculature) qui impose respect : être "fort comme un Turc" :
• L'hostilité qu'il inspire (en particulier à l'Autriche) : l'empire ottoman a assiégé deux fois Vienne ;
• Le fantasme masculin sur l'Orient à partir du harem turc et les concubines du palais de Topkapi, qui a inspiré les peintre, en particulier « La Grande Odalisque » d'Ingres.
On peut être pour ou contre l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne selon douze critères.
Mais tout d'abord, comment en est-on arrivé là ?
Dès 1987, la candidature de la Turquie traîne jusqu'en novembre 1993, lorsqu'à la conférence d'Helsinki, en 1999, Jacques Chirac impose quasiment à ses collègues le principe d'acceptation de cette candidature. Les négociations commencent sérieusement en 2004, mais en 2012, seuls quelques chapitres sont clos et la situation est bloquée. Après quinze ans d'attente, l'opinion turque est moins favorable, mais son gouvernement a toujours officiellement la volonté d'entrer dans l'Europe.
PREMIER CRITÈRE : LA GÉOGRAPHIE
Les Adversaires :
- Physiquement, l'Europe ne va pas plus loin que le Bosphore. 96% de la Turquie sont en Asie, seulement 4% en Europe. Même si dans l'Histoire, la Turquie s'est étendue vers les Balkans et la Hongrie, elle n'a plus cette ambition. A titre d'exemple, le Canada, la Nouvelle Zélande ou l'Australie sont plus européens que la Turquie, mais sont hors du champ géographique. Quand Hassan II a discrètement demandé à faire entrer le Maroc dans l'Union Européenne, on lui a rétorqué tout aussi discrètement que le Maroc se trouvait en Afrique.
Les Partisans :
- Les critères géographiques fluctuent, et l'Eurasie n'est pas vraiment définie. L'Oural, l'Araxe sont des "frontières" artificielles. Le Bosphore n'est pas aussi large qu'on veut bien le faire croire.
DEUXIÈME CRITÈRE : L'HISTOIRE
Les Partisans :
- Les Ottomans se sont agrandis à partir de Bursa (Brousse) en bordure du Bosphore pour s'étendre en Europe avant de conquérir l'Anatolie. Après la bataille du "Champ des Merles" ou Kosovo, ils ont annexé la Serbie, la Bulgarie, la Macédoine, qui sont devenus leur domaine européen dès le XIV ème siècle. En 1453, suite à la prise de Byzance, ils occupent la Croatie, la Crimée ... puis l'empire se "dégonfle" surtout au XIX ème siècle. Pourquoi leur fermer la porte, alors qu'ils ont six cents ans de partage de l'histoire européenne ?
Les Adversaire :
- C'est surtout une histoire d'inimitié, d'adversité. Quand François Ier a fait alliance avec la Sublime Porte, il a été considéré comme un traître abominable par l'Europe entière sous l'influence des Habsbourg d'Autriche.
TROISIÈME CRITÈRE : LA RELIGION
Les Adversaires :
- L'immense majorité ( 98% ) des Turcs sont très majoritairement des musulmans sunnites, soit 80 millions ( sauf 15 millions d'ALEVIS chiites ). Il y a actuellement 26 millions de musulmans en Europe, dont 13 millions dans les Balkans ; intégrer 80 millions de plus est provoquer la non homogénéité de l'Europe.
Les Partisans :
- qu'il y ait 26 millions ou 100 millions de musulmans n'est pas actuellement un changement radical. L'Europe est multi-ethnique, linguistique, pourquoi pas multi-confessionnelle ?
QUATRIÈME CRITÈRE : LA POLITIQUE
Les Partisans :
- La Turquie est un État démocratique, la Justice y est indépendante, il y a le multipartisme et des élections. Le « Conseil de Sécurité » turc est présidé depuis deux ans par un civil ...
Les Adversaires :
- Oui, mais c'est une démocratie de façade : il y a une terrible répression au Kurdistan car les militaires empêchent tout accord avec le PKK. Toute solution à la crise chypriote est bloquée ... Le « Conseil de Sécurité » est dans l'ombre du Pouvoir, et n'a plus besoin de faire de coup d'Etat, comme en 1971 ou en 1988 pour s’imposer.
CINQUIÈME CRITÈRE : L'ÉCONOMIE ET LA FINANCE
Les Partisans :
- L'économie turque est prospère, les entreprises turques sont dynamiques, la main d'œuvre compétente et compétitive. La balance des comptes est équilibrée par le tourisme justifié par la beauté de la Turquie, et par les revenus des travailleurs turcs émigrés. Le taux de progression du PIB est significatif.
Les Adversaires :
- Oui, mais le taux d'inflation dans le passé revient de 80% à 10% actuellement, ce qui n'est toujours pas compatible avec les règles des traités européens. Et puis dans un proche futur, la Turquie va subir le contre coup de la crise européenne. Les émigrés vont revenir dans leur famille et cette manne économique va se tarir. De plus, il ne faut pas oublier que l'année 2001 a connu un choc financier terrifiant : en quelques semaines, la livre turque avait été dévaluée de 50% !
SIXIÈME CRITÈRE : LA SOCIÉTÉ
Les Partisans :
- Mustapha Kémal Ataturc (Ata = père) a profondément modifié le paysage social turc. À partir de 1920, et en 18 ans, il a transformé la Turquie en un État moderne et progressiste : par exemple les femmes turques ont obtenu le droit de vote en 1938, avant les Françaises.
Ataturc était en fait anti-musulman dans la mesure où il accusait l'Islam "traditionnel" d’être le facteur essentiel de l'arriération de la Turquie. Il a fait des réformes très importantes :
• Il a supprimé le sultanat et le Califat (le Sultan turc était Commandeur des Croyants);
• Il a aboli la Charia ;
• Il a aboli le voile islamique et interdit le turban pour les hommes ;
• Il a institué un code civil (modèle suisse), un code pénal (modèle italien ) et un code commercial ( modèle allemand) ;
• En 1928, il a substitué l'écriture "latine" à l'écriture arabo-persane et a prescrit le dimanche en tant que jour férié à la place du vendredi.
Ne sont-ce pas là des mesures " à l'européenne " ?
Les Adversaires :
- Certes, mais " chassez le naturel ..." : La Turquie se « réislamise », les mosquées fleurissent autour d'Ankara, financées par l'Arabie Séoudite ; le voile islamique se répand à nouveau, même en milieu urbain. Tout celà laisse à penser qu'une islamisation radicale pourrait se produire malgré la vigilance de l'armée.
SEPTIÈME CRITÈRE : L'IMMIGRATION
Il s'agit, bien sûr, de l'immigration en Europe.
Les Adversaires :
- Il y a déjà quatre millions de Turcs en Europe, dont trois en Allemagne. En ouvrant les frontières, il pourrait y avoir en plus cinq millions de chômeurs turcs en Europe. Qui plus est, une loi turque, depuis quelques mois, permet aux turcophones d'avoir la nationalité turque s’ils s’installent en Turquie. Soit : l’Ouzbekistan, le Kirghizstan, le Turkmenistan, le Kasakhstan, l'Azerbaidjan et les Azeris iraniens, le Tannou Touva, jusqu'aux Ouigours de Chine !
Les Partisans :
- Il ne s’agit là que d’éventualités migratrices, dont rien ne prouve qu’elles se réaliseront.
HUITIÈME CRITÈRE : LA DÉMOGRAPHIE
Les Adversaires :
- Il y a actuellement 80 millions de Turcs et 82 millions d'Allemands. En raison des démographies divergentes, vers 2050, on peut prévoir 120 millions de Turcs et 72 millions d'Allemands. Or le traité d'Amsterdam a changé les règles de représentation selon le nombre d'habitants. Donc le pays le plus représenté d'Europe serait la Turquie.
Les Partisans :
- Oui, certes, mais la Turquie à elle seule serait encore très minoritaire dans l’ensemble européen.
NEUVIÈME CRITÈRE : L'ARMÉNIE
Les Adversaires :
- En 1915, on peut parler de génocide concernant les Arméniens de Turquie : un million et demi de morts et trois millions d'exilés, la plupart expulsés de force.
Les Partisans :
- Il faut se replacer dans l’atmosphère de l'époque : l'armée russe avait envahi l'Anatolie, et était accueillie avec cordialité par les Arméniens orthodoxes comme les Russes. Les « Jeunes Turcs » au pouvoir à Istamboul ont crié à la trahison, craignant l'existence d'une " cinquième colonne ". Et peut-on faire porter la responsabilité de ce génocide aux Turcs d’aujourd’hui pour des faits commis par leurs arrière grands parents ?
DIXIÈME CRITÈRE : L'AFFAIRE KURDE
Les Adversaires :
- Les Kurdes ont soutenu le PKK, qui était marxiste léniniste parce qu'ils pensaient que les Soviétiques les aideraient. Le résultat : cent mille morts, trois millions de réfugiés, avec des incursions de l'aviation turque au Kurdistan irakien. Dans ces conditions, la Turquie est-elle digne d'entrer en Europe ?
Les Partisans :
- Chaque État est en droit d’être responsable d’une insurrection à l’intérieur de ses frontières.
ONZIÈME CRITÈRE : L'AFFAIRE CHYPRIOTE
Les faits :
1959 : Les Anglais, qui occupent Chypre, admettent l'indépendance.
1960 : Monseigneur Makarios est Président.
1974 : Les Colonels grecs décident l'Enosis (annexion de Chypre). Les Turcs réagissent en envahissant le nord de l'île. Les deux parties font un "nettoyage ethnique".
Les Adversaires :
- La Turquie veut entrer en Europe, tout en occupant une partie du territoire d’un État membre de l’Union Européenne ! C’est aberrant !
Les Partisans :
- Un dernier référendum pouvant conduire à une "fédération" a obtenu l'accord de la partie turque, mais un refus de la partie grecque. On peut considérer que les Turcs chypriotes ont fait preuve d'une certaine bonne volonté.
DOUZIÈME CRITÈRE : LA PROXIMITÉ
Les Partisans :
- Le fait que la Turquie soit dans l’Union Européenne contribuerait à une meilleure connaissance par les Européens des difficiles problèmes du Moyen Orient.
Les Adversaires :
- Cela mettrait l'Europe directement en contact avec les pays les plus turbulents de la planète. Comme le dit le proverbe turc : " Tenons-nous à l'écart de deux loups qui se battent, de peur d’être dévorés nous-mêmes ".
CONCLUSION
Quelle que soit la décision politique qui sera prise, elle engagera les générations futures.
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(Avec l'aimable autorisation de Bernard Dorin)
La fin de la fin pourrait être donnée à la saillie iconoclaste de Franz Olivier Giesbert dans le numéro du "Point" du 7 juin 2012 :
" Quitte à être saugrenu, les incroyables performances économiques de la Turquie, avec une croissance de 8% et une hausse des exportations de 18%, ne lui donnent-elles pas la légitimité nécessaire pour assurer le redressement de la Grèce ? "
Quant à nous, nous pensons qu'une simple alliance en bonne et due forme pourrait remplacer les comportements jusqu'auboutistes, tout permettant à chacun de conserver et de faire fructifier ses propres valeurs, qui sont ce qu'elles sont.